Robert Powell et Nisargadatta Maharaj

 

 

robert powell Nisargadatta Maharaj

 

Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam et a fini sa vie aux États-Unis. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête l’a amené au Zen et plus tard à un certain nombre de maîtres spirituels dont J. Krishnamurti, Ramana Maharshi et Nisargadatta Maharaj.

Robert Powell fit parti  des pionniers qui ont contribué à répandre les enseignements de la non-dualité en Europe et en Amérique. Il a écrit plusieurs livres s’inspirant des enseignements non duels et de son propre vécu et a édité trois livres d’entretiens avec Nisargadatta.

Voici un extrait d’interview de  Robert Powell au sujet de l’enseignement de Nisargadatta Maharaj :

J’aimerais vous poser un certain nombre de questions concernant l’enseignement de Sri Nisargadatta Maharaj, notamment tel qu’il nous parvient à travers le livre  Nectar of immortality ( édité par R.Powell, non traduit en français). Je trouve que Maharaj semble quelque peu intolérant envers les visiteurs. Par exemple, j’ai lu à la page 72 de ce livre : « Je vais vous faire sortir d’ici » Pourquoi fait-il preuve d’une telle impatience, ou est-ce que je lis mal le passage ?

Maharaj bouscule souvent ses visiteurs. Certaines de ces personnes sont venues pour des raisons autres que l’acquisition de la connaissance, par exemple pour marquer des points dans une escarmouche verbale. Maharaj s’en aperçoit rapidement ; de plus, l’espace dans sa demeure est limité et il estime que chacun doit avoir la possibilité d’assister aux sessions de dialogue.

Maharaj semble ne pas tenir compte du phénomène corps-esprit. Mais la réalité est que « je suis » et que je possède un corps. Pourquoi le rejeter ? Pourquoi ne pas jouer le jeu de la Maya ?

Vous avez mal interprété Maharaj. Il ne rejette pas le corps-esprit et ses phénomènes, mais seulement l’identification d’une personne à celui-ci. Ainsi, il est valable de dire « Je possède un corps », mais il n’est pas valable de dire « Je suis ce corps ». Quant à votre question « Pourquoi ne pas jouer le jeu de Maya ? », c’est exactement ce que Maharaj suggère : jouer le jeu, car on a compris son irréalité. L’erreur que presque tout le monde commet est de la prendre au sérieux et de s’y impliquer.

Pourquoi pensez-vous que Maharaj déclare (dans Je suis) que le tueur est plus blessé que le tué ?

Le tueur part du point de vue de son existence séparée. Son action est entièrement basée sur cela et le fait reculer encore plus loin de la révélation essentielle de l’unicité à laquelle tous les êtres vivants doivent finalement arriver. Le tué, par contre, n’est pas du tout blessé ; seul son corps est affecté.

Dans (Nectar of immortality, édité par R.Powell, non traduit,page 131), Maharaj dit que « de toutes les espèces, la plus évoluée est l’être humain ». Qu’est-ce qui évolue – les cinq éléments de base ou le flux mental ?

L’espèce humaine est la plus évoluée en ce sens qu’elle possède le plus grand potentiel pour être consciente d’elle-même, pour se connaître et pour transcender son état limité dans le temps. Bien entendu, tout cela est le fruit du jeu des cinq éléments et des trois gunas. Les cinq éléments eux-mêmes n’évoluent pas ; ce sont des éléments primaires, bruts, mais par leurs combinaisons et permutations sans fin avec les gunas, différents types de corps alimentaires « évoluent ». Comme le dirait Maharaj, les quintessences des corps alimentaires donnent naissance à des créatures ayant des niveaux de conscience différents, alors que le principe intérieur est invariable, sans couleur ni dessin.

Or, qu’est-ce qui évolue ? Seulement la forme du corps – c’est-à-dire les paramètres corporels tels que la posture, le système nerveux central, le cortex, etc. Comme je l’ai dit, le principe intérieur reste le même, mais il s’exprime différemment, selon la forme et la conception du corps. (Pensez à une voiture à moteur : le moteur et la carrosserie changent, évoluent constamment ; le principe automobile, lui, reste le même).

Le flux mental évolue dans la mesure où les changements somatiques peuvent conduire à des états de conscience plus complets. C’est comme ouvrir une fenêtre plus grande sur ce qui est. Mais il ne faut pas donner ici la connotation « supérieure » à l’évolution, car les pensées formant le flux mental restent des réactions aux impressions de l’extérieur et dépendent de la constitution du mécanisme sensoriel. Le flux mental est restreint à un processus purement mécanique dépendant des impressions (samskaras).

Puisque l’Être est le résultat de la nourriture, si l’on varie le type de nourriture consommée, peut-on affecter son état de conscience ou son niveau de Connaissance ?

La réponse est « oui ». L’hindouisme considère depuis longtemps que le type de nourriture que l’on consomme influence notre conscience. C’est pourquoi, ils parlent de nourriture sattvique, de nourriture rajasique, etc. En général, une alimentation sattvique est considérée comme la plus bénéfique, c’est-à-dire une nourriture végétarienne et fade, sans oignons, sans épices, etc. Maharaj lui-même ne se limitait pas à de tels aliments – il n’était même pas végétarien. De toute évidence, il ne considérait pas qu’un tel régime était obligatoire pour le développement spirituel.

Maharaj déclare dans Le nectar de l’immortalité (p. 95) : «  Mais le témoin de la Conscience est le principe le plus élevé – l’Absolu » Cela implique-t-il qu’il pourrait y avoir des informations reçues de l’Absolu, filtrant à travers la conscience universelle jusqu’au corps-esprit ? Si c’est le cas, est-ce ce que l’on appelle le « channeling », si populaire aujourd’hui dans les cercles New Age ?

Un vœu pieux ! Non. La manifestation la plus raffinée de l’Absolu est l’« état témoin ». L’Absolu lui-même, n’ayant aucun attribut, est antérieur à la conscience et donc à la connaissance ou à l’information. Le channeling et tous ces processus font partie de la Maya.

À la page 5 du même livre (Nectar of immortality, édité par R.Powell, non traduit), il est fait référence au parabrahman comme étant ce qui prévaut jusqu’au huitième jour avant la conception. Pouvez-vous me dire ce qui définit les sept autres jours précédant la conception ? Dans ses conversations, Maharaj fait deux fois référence à une période de huit jours.

Les « huit jours » sont simplement un raccourci pour toute période précédant la conception. Ailleurs, Maharaj parle d’un mois, et ainsi de suite. Il n’y a pas de signification particulière à l’utilisation du chiffre huit. En fait, l’Absolu prévaut même maintenant, indépendamment du temps ; seulement nous sommes perdus pour lui et distraits par des événements apparemment fondamentaux comme la « conception », la « naissance » et la « mort ».

Dans Graines de Conscience, des déclarations contradictoires apparaissent sur le fait que la réincarnation est ou n’est pas un fait. Cela me laisse perplexe. Comment voyez-vous cela ?

À première vue, Maharaj fait effectivement des déclarations contradictoires sur la réincarnation, entre autres choses. Je peux facilement expliquer cela. Voyez-vous, ces livres sont des comptes rendus de discussions privées avec des personnes ayant des expériences et des degrés de compréhension différents. Ils n’étaient pas destinés à être publiés sous forme de livres pour le grand public. Ainsi, avec les débutants, Maharaj va de pair avec leurs diverses croyances simples, y compris la réincarnation. Avec les étudiants plus avancés, Maharaj est d’une franchise impitoyable. De plus, ce problème de la réincarnation est en fait une question secondaire. Si l’on comprend l’enseignement dans son ensemble, et si l’on a particulièrement approfondi la question « Qui suis-je ? », alors la réincarnation ne semble avoir une quelconque pertinence ; on voit à travers la question et c’est la fin de tout cela. Pour cette raison, Maharaj, dans la dernière phase de sa vie, était de plus en plus réticent à discuter de cette question. On retrouve la même attitude, apparemment ambivalente, dans les enseignements de Sri Ramana Maharshi et pour des raisons identiques.

Je pense que Maharaj dit que l’on fait l’expérience de l’Absolu lorsque l’Être se trouve entre les états de sommeil et de veille. Le schéma d’ondes cérébrales se situe alors entre bêta et thêta, vraisemblablement l’état alpha. Si l’on induit un schéma d’ondes cérébrales alpha, peut-on alors faire l’expérience de l’absolu et en être conscient ?

La référence de Maharaj à « l’expérience de l’Absolu » n’est pas et ne peut pas être celle de l’expérience dualiste habituelle nécessitant un sujet et un objet. Par conséquent, « faire l’expérience » signifie ici être l’Absolu. Or, on est toujours l’Absolu, mais on ne s’est pas éveillé à ce fait. Dans la transition de l’état de veille à l’état de sommeil, à l’instant où le « je suis » s’estompe, dans ce moment intemporel, Maharaj soutient qu’il est possible de savoir que l’on est purement l’Absolu. À ce moment-là, l’état de Maya disparaît et on entre dans un autre état – bien que Maharaj l’appelle parfois un « non-état ».

Quant à « l’expérience de l’Absolu » par l’induction d’un modèle d’ondes cérébrales alpha, il se peut bien que le second accompagne le premier comme sa contrepartie physiologique, mais ce serait une logique erronée de conclure que l’induction d’ondes alpha est tout ce qui est nécessaire pour provoquer l’expérience de l’Absolu. Et même s’il était possible d’induire cette expérience de cette manière, l’état qui en résulterait me semblerait être un mode intrinsèquement contradictoire et donc instable. Qui ou quoi est l’agent inducteur ? L’ego ou l’esprit, bien sûr. Donc ce qui en résulte ne peut être qu’un état instable. Mieux vaut vider l’esprit, dissiper toute illusion, et être simplement ce qui reste : cette Vacuité que l’on peut appeler l’Absolu.

J’ai également une question sur un point de l’enseignement du Maharaj que je n’ai pas bien compris et j’espère que vous pourrez m’éclairer. Il s’agit de sa déclaration : « Ce que vous ne comprenez pas est la matière ».

Maharaj ne l’élucide pas complètement, je ne peux donc que vous donner mon point de vue, qui peut coïncider ou non avec celui de Maharaj. Nous vivons dans un Univers mental, et nous sommes nous-mêmes de la substance de l’esprit ou de la conscience, pourtant nous parlons de la « matière » comme appartenant à un royaume mental séparé. Que désignons-nous par « matière » ? Tout ce qui est expérimenté d’une certaine manière par les organes des sens, comme lorsque nous disons que la matière est tangible, qu’elle a une « solidité », une « masse », une inertie, etc. Nous pensons que la science peut expliquer ce qu’est la matière. Mais la science ne fait que repousser les frontières de notre ignorance. Car qu’est-ce qu’une « explication » sinon un déplacement du problème, une reformulation en d’autres termes ? Ainsi, dans ce cas particulier, nous substituons diverses inconnues, des concepts – toute une série de « particules fondamentales », de photons, d’ondicules, etc. – à ce qui, au niveau macro, est vécu comme la « matière ». Prière de ne pas croire que je prétende que ces « particules » n’existent pas – elles ont en effet une validité expérientielle et sont donc scientifiquement justifiées – mais je dis seulement qu’ontologiquement, elles ne constituent pas une explication de ce qu’est la matière.

Un autre point intéressant est que les divers attributs de la « matière » au niveau sensoriel ou macro ne sont plus valables ou apparents aux niveaux micro et fondamentaux. Des attributs tels que la dureté ou la douceur, la couleur, l’odeur, le goût, la forme, et peut-être même la taille et la masse, ne semblent plus avoir d’importance à un niveau plus profond de la réalité. Il semble donc que nous ayons profondément mal compris la « matière » et qu’en fait, il n’existe pas de matière du tout en tant que domaine d’expérience distinct. En fin de compte, toutes les expériences sont des apparitions et des disparitions dans la conscience et, par conséquent, elles sont également de la nature de la conscience. L’illusion s’installe dès que nous considérons ces impressions sensorielles comme autre chose que cela et que nous les imprégnons magiquement d’une réalité absolue.

Une grande partie de ce que Maharaj a dit à propos de la matière peut également être dit à propos de l’« esprit », qui, dans notre pensée conventionnelle, est considéré comme quelque chose qui a des limites définies, qui est une entité à part entière. Ce n’est que parce qu’il n’est pas compris pour ce qu’il est, une pure conscience, qu’il semble exister une structure reconnaissable au sein de cette conscience, à laquelle nous avons attribué une identité et diverses autres caractéristiques. Lorsque « l’esprit » est pleinement compris, il n’est plus simplement là ; il est devenu totalement transparent. Ainsi, la matière et l’esprit ont tous deux fait l’objet du même malentendu fondamental qui est responsable de leur division en domaines séparés. Il ne faut jamais oublier qu’il s’agit de concepts mutuellement dépendants, puisque l’un ne peut être défini qu’en fonction de l’autre. La matière est une réalité distincte uniquement parce que l’esprit existe ; et l’esprit est une réalité distincte uniquement parce que nous avons créé la catégorie de la matière. Effacez donc tous les concepts si vous voulez vraiment comprendre. Alors, en vérité, il n’y a que la Conscience, le substrat de toutes les divisions et classifications. Gardez toujours cela à l’esprit, et vous ne vous tromperez pas dans votre étude de la spiritualité.

Que signifie réellement le « Je suis », qui est mentionné dans certains écrits spirituels et notamment dans les enseignements de Sri Nisargadatta Maharaj ?

« Je suis » est l’essence de votre manifestation et est aussi la partie essentielle de votre fonctionnement, de votre être. C’est la seule affirmation indiscutable que l’on peut faire sur soi-même sans craindre la contradiction. Dès que vous ajoutez quelque chose à cette affirmation et que vous la qualifiez, par exemple : « Je suis un homme ou une femme, spirituel ou mondain, riche ou pauvre », vous êtes sur la corde raide, car tous ces attributs peuvent être discutés ou contredits, ou parce qu’ils ne se réfèrent qu’à votre partie corporelle et soulèvent donc la question de votre être réel. Ainsi, seul le « Je suis » est irréfutable. Sans ce « Je suis », la question n’aurait pu se poser en premier lieu ; par conséquent, la question même prouve la vérité de ce « Je suis ».

Comme je l’ai également dit, « Je suis » est la partie essentielle de « vous », de votre fonctionnement, puisqu’il s’agit de votre conscience, de votre impression d’être présent, mais non le sens de vous étant présent – il y a une grande différence. Voyez-vous, le « vous » n’existe qu’à travers les divers attributs que l’on a rassemblés autour de ce « je suis » et qui vous confèrent votre « identité ». Sans le noyau vivant de ce « je suis », cependant, vous n’êtes qu’un cadavre – une condition dans laquelle vous ne saurez rien à propos de vous-même et personne ne saurait que vous existez.

Enfin, ce que nous pouvons dire de ce « je suis », c’est que, étant dépourvu d’identité, il est littéralement unique, il n’est pas limité par l’espace-temps, même s’il se manifeste à travers différents corps et à différents moments ; il n’y a pas votre « je suis » et mon « je suis », il n’y a que « je suis », sans accentuation du pronom personnel. Si je peux me permettre d’évoquer un instant l’analogie bien connue du projecteur de cinéma, alors le film est une histoire de « vie » particulière, le projecteur est une entité corps-esprit particulière, et le « je suis » est la lumière qui brille à travers une multitude de projecteurs et n’est unique à aucun d’entre eux. Et seule cette lumière, étant immuable, est réelle.

Le « je suis » est réalisé par la transcendance du sentiment erroné d’identité, l’idée qu’il existe un « je suis » distinct d’un « vous êtes ».

 

Avec tous nos remerciements à Philippe Muller et la revue 3ème Millénaire pour la traduction.