Je suis 82 – La perfection absolue est ici et maintenant

Visiteur : La guerre est en cours. Quelle est votre attitude face à elle ?
Nisargadatta Maharaj : À un endroit ou à un autre, sous une forme ou une autre, la guerre est toujours en cours. Y a-t-il eu une époque où il n’y avait pas de guerre ? Certains disent que c’est la volonté divine. D’autres disent que c’est le jeu divin. C’est une autre façon de dire que les guerres sont inévitables et que personne n’en est responsable.
V : Mais quelle est votre propre attitude ?
N.M : Pourquoi m’imposer des attitudes ? Je n’ai pas d’attitude qui me soit propre.
V : Quelqu’un est certainement responsable de ce carnage horrible et insensé. Pourquoi les gens s’entretuent-ils si facilement ?
N.M : Chercher le coupable à l’intérieur de vous. Les idées de “moi” et de “mien” sont à
l’origine de tous les conflits. Libérez-vous de ces idées et vous sortirez du conflit.
V : Qu’en est-il du fait que je ne sois plus en conflit ? Cela n’affectera pas la guerre. Si je suis la cause de la guerre, je suis prêt à être détruit. Pourtant, il va de soi que la disparition d’un millier de personnes comme moi n’arrêtera pas les guerres. Elles n’ont pas commencé avec ma naissance et ne se termineront pas avec ma mort. Je ne suis pas responsable. Qui l’est ?
N.M : Les conflits et les luttes font partie de l’existence. Pourquoi ne demandez-vous pas qui est responsable de l’existence ?
V : Pourquoi dites-vous que l’existence et le conflit sont inséparables ? N’y a-t-il pas
d’existence sans conflit ? Je n’ai pas besoin de combattre les autres pour être moi-même.
N.M : Vous combattez les autres en permanence pour votre survie en tant que corps-esprit
séparé, en tant que nom et forme particuliers. Pour vivre, il faut détruire. Dès votre
conception, vous avez entamé une guerre avec votre environnement – une guerre sans
merci d’extermination mutuelle, jusqu’à ce que la mort vous libère.
V : Ma question reste sans réponse. Vous ne faites que décrire ce que je connais : la vie
et ses peines. Mais vous ne dites pas qui est responsable. Lorsque je vous presse, vous
rejetez la faute sur Dieu, ou sur le karma, ou sur ma propre avidité et ma propre peur – ce
qui ne fait qu’inviter à poser d’autres questions. Donnez-moi la réponse finale.
N.M : La réponse finale est la suivante : rien n’est. Tout est une apparition momentanée
dans le champ de la conscience universelle ; la continuité en tant que nom et forme n’est
qu’une création mentale, facile à dissiper.
V : Je m’interroge sur l’immédiat, le transitoire, l’apparence. Voici la photo d’un enfant tué
par des soldats. C’est un fait – il vous regarde. Vous ne pouvez pas le nier. Maintenant, qui
est responsable de la mort de cet enfant ?
N.M : Personne et tout le monde. Le monde est ce qu’il contient et chaque chose affecte
toutes les autres. Nous tuons tous l’enfant et nous mourons tous avec lui. Chaque
événement a des causes innombrables et produit des effets innombrables. Il est inutile de
faire des comptes, rien n’est traçable.
V : Votre peuple parle de karma et de rétribution.
N.M : Ce n’est qu’une approximation grossière : en réalité, nous sommes tous créateurs et
créatures les uns des autres, causant et portant le fardeau les uns des autres.
V : L’innocent souffre donc pour le coupable ?
N.M : Dans notre ignorance, nous sommes innocents ; dans nos actes, nous sommes
coupables. Nous péchons sans savoir et souffrons sans comprendre. Notre seul espoir :
s’arrêter, regarder, comprendre et sortir des pièges de la mémoire. Car la mémoire nourrit
l’imagination et l’imagination engendre le désir et la peur.
V : Pourquoi l’imagination alors ?
N.M : La lumière de la conscience traverse le film de la mémoire et projette des images sur
votre mental. A cause de l’état déficient et désordonné de votre cerveau, ce que vous
percevez est déformé et coloré par des sentiments de sympathie et d’antipathie. Rendez
votre pensée ordonnée et libre de toute connotation émotionnelle, et vous verrez les gens
et les choses tels qu’ils sont, avec clarté et charité.
Le témoignage de la naissance, de la vie et de la mort est un seul et même témoignage.
C’est le témoin de la douleur et de l’amour. Car si l’existence dans la limitation et la
séparation est douloureuse, nous l’aimons. Nous l’aimons et la détestons en même temps.
Nous nous battons, nous tuons, nous détruisons des vies et des biens et pourtant nous
sommes dotés d’affection et d’abnégation. Nous nourrissons tendrement l’enfant et le
rendons orphelin à son tour. Notre vie est pleine de contradictions. Pourtant, nous nous y
accrochons. Cet attachement est à l’origine de tout. Et pourtant, c’est tout à fait
superficiel.
Nous nous accrochons à quelque chose ou à quelqu’un, de toutes nos forces, et l’instant
d’après nous l’oublions ; comme un enfant qui façonne ses pâtés de sable et les
abandonne le coeur léger.
Touchez-les – il hurlera de colère; détourner son attention et il les oubliera. Parce que notre vie, c’est maintenant, et que l’amour, c’est maintenant.
Nous aimons la variété, le jeu de la douleur et du plaisir, nous sommes fascinés par les
contrastes. Pour cela, nous avons besoin des contraires et de leur apparente séparation.
Nous les apprécions pendant un certain temps, puis nous sommes fatigués et aspirons à
la paix et au silence de l’être pur. Le coeur cosmique bat sans cesse. J’en suis le témoin et
le coeur aussi.
V : Je vois le tableau, mais qui est le peintre ? Qui est responsable de cette terrible et
pourtant adorable expérience ?
N.M : Le peintre est dans le tableau. Vous séparez le peintre du tableau et vous le cherchez.
Ne séparez pas et ne posez pas de fausses questions. Les choses sont telles qu’elles
sont et personne en particulier n’est responsable. L’idée de la responsabilité personnelle
vient de l’illusion de faire quelque chose. Quelqu’un doit l’avoir fait, quelqu’un est
responsable. La société actuelle, avec son cadre de lois et de coutumes, est fondée sur
l’idée d’une personnalité distincte et responsable, mais ce n’est pas la seule forme que
peut prendre une société. Il peut y avoir d’autres formes, où le sens de la séparation est
faible et la responsabilité diffuse.
V : Un individu ayant un faible sens de la personnalité est-il plus proche de la réalisation du Soi ?
N.M : Prenons le cas d’un jeune enfant. Le sens du “je suis” n’est pas encore formé, la
personnalité est rudimentaire. Les obstacles à la connaissance du soi sont peu nombreux,
mais la puissance et la clarté de la présence, sa largeur et sa profondeur font défaut. Au fil
des ans, la présence consciente se renforcera, mais la personnalité latente émergera,
s’obscurcira et se complexifiera. De même que plus le bois est dur, plus la flamme est
chaude, de même plus la personnalité est forte, plus la lumière générée par sa destruction
est brillante.
V : N’avez-vous pas de problèmes ?
N.M : J’ai des problèmes. Je vous l’ai déjà dit. Être, exister avec un nom et une forme est
douloureux, mais cependant j’aime cela.
V : Mais vous aimez tout !
N.M : Dans l’existence, tout est contenu. Ma nature même est d’aimer ; même le
douloureux est aimable.
V : Cela ne le rend pas moins douloureux. Pourquoi ne pas rester dans l’illimité ?
N.M : C’est l’instinct d’exploration, l’amour de l’inconnu, qui m’amène à l’existence. Il est
dans la nature de l’être de voir l’aventure dans le devenir, comme il est dans la nature
même du devenir de chercher la paix dans l’être. Cette altération de l’être et du devenir
est inévitable, mais ma maison est au-delà.
V : Votre demeure est-elle en Dieu ?
N.M : Aimer et vénérer un dieu, c’est aussi de l’ignorance. Ma maison est au-delà de toutes
les notions, aussi sublimes soient-elles.
V : Mais Dieu n’est pas une notion ! C’est la réalité au-delà de l’existence.
N.M : Vous pouvez utiliser le mot que vous voulez. Quoi que vous puissiez imaginer, je suis au-delà de tout cela.
V : Une fois que vous connaissez votre demeure, pourquoi ne pas y rester ? Qu’est-ce qui vous en fait sortir ?
N.M : C’est par amour pour l’existence de sa propre manifestation que l’on naît et, une fois
né, on est impliqué dans le destin. Le destin est inséparable du devenir. Le désir d’être le
particulier fait de vous une personne avec tout son passé et son avenir personnels.
Regardez un grand homme, quel homme merveilleux il était ! Et pourtant, combien sa vie
a été troublée et ses fruits limités. Combien la personnalité de l’homme est dépendante et
combien son monde est indifférent. Et pourtant, nous l’aimons et la protégeons pour son
insignifiance même.
V : La guerre est en cours, le chaos règne et l’on vous demande de prendre en charge
un centre d’alimentation. On vous donne ce qu’il faut, il s’agit seulement de faire le
travail. Allez-vous refuser ?
N.M : Travailler ou ne pas travailler, c’est la même chose pour moi. Je peux prendre les
choses en main ou non. Il peut y avoir d’autres personnes mieux qualifiées que moi pour
ce genre de tâches – des cuisiniers professionnels, par exemple. Mais mon attitude est
différente. Je ne considère pas la mort comme une calamité, pas plus que je ne me
réjouis de la naissance d’un enfant. L’enfant est promis à des ennuis, tandis que le mort
en est exempt.
L’attachement à la vie est un attachement à la douleur. Nous aimons ce qui nous fait
souffrir. Telle est notre nature. Pour moi, le moment de la mort sera un moment de
jubilation, pas de peur. J’ai pleuré à ma naissance et je mourrai en riant.
V : Quel est le changement de conscience au moment de la mort ?
N.M : Quel changement attendez-vous ? Lorsque la projection du film se termine, tout reste
identique à ce qui a commencé. L’état avant votre naissance était aussi l’état après la
mort, si vous vous en souvenez.
V : Je ne me souviens de rien.
N.M : Parce que vous ne vous y êtes jamais intéressé. Il s’agit seulement d’accorder le mental. Cela demande d’y consacrer du temps, bien sûr.
V : Pourquoi ne participez-vous pas au travail social ?
N.M : Mais je ne fais rien d’autre à longueur de temps ! Quel autre travail social voulez-vous que je fasse ? Le patchwork n’est pas pour moi. Ma position est claire : produire
pour distribuer, nourrir avant de manger, donner avant de prendre, penser aux autres
avant de penser à soi. Seule une société altruiste basée sur le partage peut être stable et
heureuse. C’est la seule solution pratique. Si vous n’en voulez pas – alors battez-vous.
V : Tout est une question de guna-s. Là où tamas et rajas prédominent, il y a forcément
la guerre. Là où sattva domine, il y a la paix.
N.M : Quelle que soit la façon dont vous l’interprétez, cela revient au même. La société est
construite sur des motivations. Mettez de la bienveillance dans les fondations et vous
n’aurez pas besoin de travailleurs sociaux spécialisés.
V : Le monde s’améliore.
N.M : Le monde a eu tout le temps de s’améliorer, mais il ne l’a pas fait : Quel espoir y a-t-il
pour l’avenir ? Bien sûr, il y a eu et il y aura des périodes d’harmonie et de paix, lorsque
sattva était en ascension, mais les choses sont détruites par leur propre perfection. Une
société parfaite est nécessairement statique et, par conséquent, elle stagne et se
décompose. Depuis le sommet, tous les chemins mènent vers le bas. Les sociétés sont
comme les personnes : elles naissent, grandissent jusqu’à un certain point de perfection
relative, puis se décomposent et meurent.
V : N’existe-t-il pas un état de perfection absolue qui ne se dégrade pas ?
N.M : Tout ce qui a un début doit avoir une fin. Dans l’intemporel, tout est parfait, ici et
maintenant.
V : Mais parviendrons-nous à l’intemporel en temps voulu ?
N.M : En temps voulu, nous reviendrons au point de départ. Le temps ne peut pas nous
sortir du temps, comme l’espace ne peut pas nous sortir de l’espace. Tout ce qu’on
obtient en attendant, c’est plus d’attente. La perfection absolue est ici et maintenant, pas
dans un futur proche ou lointain. Le secret est en action – ici et maintenant. C’est votre
comportement qui vous rend aveugle à vous-même. Faites abstraction de ce que vous
pensez être et agissez comme si vous étiez absolument parfait – quelle que soit votre
idée de la perfection. Tout ce dont vous avez besoin, c’est de courage.
V : Où trouver un tel courage ?
N.M : En vous-même, bien sûr. Regardez à l’intérieur de vous.

V : Votre grâce nous aidera.
N.M : Ma grâce vous dit maintenant : regardez à l’intérieur. Vous avez tout ce dont vous
avez besoin. Utilisez-le. Comportez-vous du mieux que vous pouvez, faites ce que vous
pensez devoir faire. N’ayez pas peur des erreurs, vous pouvez toujours les corriger,
seules les intentions comptent. La forme que prennent les choses n’est pas en votre
pouvoir, par contre les motifs de vos actions le sont.
V : Comment une action née de l’imperfection peut-elle conduire à la perfection ?
N.M : L’action ne mène pas à la perfection ; la perfection s’exprime dans l’action. Tant que
vous vous jugez par vos expressions, accordez-leur la plus grande attention ; lorsque
vous réaliserez être, véritable votre comportement sera parfait – spontanément.
V : Si je suis éternellement parfait, alors pourquoi suis-je né ? Quel est le but de cette vie ?
N.M : C’est comme demander : quel est l’intérêt pour l’or d’être transformé en ornement ?
L’ornement prend la couleur et la beauté de l’or ; l’or n’est pas enrichi. De même, la réalité
exprimée dans l’action rend l’action signifiante et belle.
V : Qu’est-ce que le réel gagne à travers ses expressions ?
N.M : Qu’est-ce qu’il peut gagner ? Rien du tout. Mais il est dans la nature de l’amour de
s’exprimer, de s’affirmer, de surmonter les difficultés. Lorsque vous aurez compris que le
monde est l’amour en action, vous le regarderez tout à fait différemment. Mais il faut
d’abord que votre attitude face à la souffrance change. La souffrance est d’abord un appel
à l’attention, qui est elle-même un mouvement d’amour. Plus que le bonheur, l’amour veut
la croissance, l’élargissement et l’approfondissement de la conscience et de l’être. Tout ce
qui empêche devient cause de douleur et l’amour ne se dérobe pas à la douleur. Sattva,
l’énergie qui oeuvre pour la justice et le développement ordonné, ne doit pas être
contrariée. Lorsqu’elle est entravée, elle se retourne contre elle-même et devient
destructrice. Chaque fois que l’amour est empêché et que nous laissons la souffrance
s’étendre, la guerre devient inévitable.

Nisargadatta Maharaj
Extrait traduit pour www.meditations-avec-sri-Nisargadatta-Maharaj.com .  Version originale éditée par Maurice Frydman à partir des enregistrements en Marathi de Nisargadatta Maharaj et  publiée dans – “I am That” Acorn Press

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